M-juillet 2022, je me suis rendu jusqu’à Kyiv pour livrer de l’aide humanitaire. Un aller-retour loin des combats, mais émotionnellement intense.
15 juillet 2022
L’opération spéciale de trois jours lancée par le dictateur russe Vladimir Poutine dure depuis 142 jours maintenant et l’Ukraine a toujours besoin de notre aide. Aussi, lorsque j’ai appris qu’un couple d’amis étaient à la frontière polono-ukrainienne, j’ai décidé de les rejoindre depuis Varsovie où je suis en vacances pour la semaine. Marshall et Ebru sont engagés auprès de l’association Ukraine Aid International, dont la mission est principalement d’acheminer des denrées, des médicaments et du matériel là où les Ukrainiens en ont le plus besoin. Ceci afin d’éviter que l’aide internationale reste bloquée dans des entrepôts à la frontière ou finisse dans de mauvaises mains, comme c’est parfois le cas.
A la base, n’ayant pas beaucoup de temps, j’avais prévu de descendre à Przemysl – la ville d’où partent les fourgons – pour simplement aider à charger le matériel destiné à Lviv. Finalement, il a été décidé que la livraison aurait lieu à Kyiv : deux conducteurs étant mieux qu’un seul pour une telle distance, j’ai accepté d’y aller.
Nous sommes partis de Przemysl à 5h30 afin de passer la frontière au plus tôt. Et en effet, nous étions quasiment seuls à nous y engager, alors que le jour commençait à poindre. Quelques vérifications (identité, papiers du véhicule, statuts de l’organisation) et trois tampons plus tard, nous voilà en Ukraine. Ebru et Marshall connaissent la route par cœur, pour l’avoir empruntée tous les jours ces deux dernières semaines. Quant à moi, je découvre les innombrables affiches de propagande, ici pour lancer un appel à l’union nationale, là pour dénoncer la barbarie russe. Autre élément récurrent : les checkpoints et fortifications, qui parsèment la route à chaque point stratégique.
Etonnamment, ce qui me marque le plus sur cette première partie du voyage est le fait de voir des personnes vaquer à des occupations qui, en ces temps troublés, semblent insignifiantes : un homme lave sa voiture, un autre tond la pelouse, une grand-mère ramasse des fleurs… Nous sommes loin du front et la vie continue malgré tout.
Nous faisons un premier arrêt à Lviv, pour déposer du matériel qui sera utile au frère de Marshall (le fondateur d’Ukraine Aid International), qui prévoit de partir le lendemain pour Kharkiv avec un camion réfrigéré rempli d’insuline. Un arrêt de quelques minutes, le temps de boire un café, qui me permet de deviner la beauté de cette ville que je n’ai pas eu la chance de visiter avant la guerre, lors du voyage qui m’avait emmené de Kyiv à Odesa. La ville est animée et dégage presque une impression de normalité ; vite oubliée à la vue des fenêtres de certains bâtiments protégées par des sacs de sable ou des monuments les plus importants mis sous cloche.
Après Lviv, nous en avons pour sept heures de route jusqu’à Kyiv, que nous effectuons quasiment d’une traite, à l’exception de quelques arrêts pipi dans des stations-service. Il me faut un moment pour remarquer une absence de taille : les panneaux autoroutiers. Il n’y en a plus aucun ; ne reste que des poteaux orphelins. Du moins, jusqu’aux environs de Kyiv où ils commencent à réapparaitre, mais détruits ou barbouillés dans l’urgence à l’arrivée des Russes. Les stigmates des combats se font aussi plus présents à mesure que nous approchons de la capitale : véhicules ou bâtiments calcinés, ponts détruits, routes défoncées…
A Kyiv, nous sommes accueillis dans un entrepôt par une équipe de bénévoles très bien organisée qui nous aide à vider rapidement les deux tonnes de nourriture que nous transportions, dont beaucoup des compotes pour bébés qui, du fait de leur qualité nutritionnelle, sont prisées des soldats. L’activité des bénévoles est moins importante qu’au début de la guerre, mais ils sont tout de même une quarantaine chaque jour à venir réceptionner les dons et les dispatcher en fonction des besoins.
Le gros de notre mission accompli, nous nous rendons en plein centre-ville retrouver un contact qui va nous héberger pour la nuit : il tient une auberge de jeunesse, évidemment fermée depuis fin février, qui sert de point de chute à ceux qui en ont besoin. Il a aussi un bar situé dans les environs du monastère Saint-Michel-au-Dôme-d ’Or, l’un des plus beaux bâtiments de la ville. Juste en face, les autorités ont choisi d’exposer les épaves de véhicules de l’armée russe, dont des tanks et des lance-missiles. On ne vous dira rien si vous crachez dessus.
Nous dînons sur place, notre contact étant aussi doué pour cuisiner que pour souder des radios artisanales pour l’armée, discutons avec lui des besoins à couvrir, puis reprenons le fourgon pour une dernière livraison. J’ai ramené de Paris un carton de médicaments que nous devons livrer à un soldat. Il devait nous rejoindre au bar pour le récupérer, mais n’est pas autorisé à quitter sa base : nous allons donc à lui pour lui remettre le carton, qui partira directement dans le sud du pays. Cela fait, nous nous rendons à l’auberge de jeunesse. Pas vraiment le temps de faire du tourisme : non seulement nous n’avons dormi que quelques heures la nuit dernière, mais en plus le couvre-feu va bientôt commencer.
Notre bon samaritain nous avait prévenu, en nous remettant les clefs, que nous pourrions entendre des explosions. Si c’est le cas, pas de panique nous avait-il dit, les Russes visent de temps en temps une usine en périphérie de la ville. Et justement, alors que nous montons l’escalier de l’auberge, l’appli mobile d’alerte se met à sonner, signalant une attaque dans la région, puis entendant de gros boums suivis de sirènes. Ambiance.
Au point du jour, nous reprenons la route dans l’autre sens. Nous rejoignons l’autoroute après avoir traversé la ville martyre de Boutcha, où les barbares ont fait preuve d’une cruauté inimaginable. Il est à peine 6h, certes, mais la ville nous donne désormais l’impression d’être une ville fantôme. Même si les rues ont été nettoyées des débris et carcasses de véhicules, les multiples bâtiments et maisons détruits – une odeur de brûlé flotte toujours dans l’air – nous rappellent qu’il y a quelques mois à peine, la population a vécu ici un enfer.
Longer une colonne de blindés calcinés nous fait aussi prendre conscience de la bravoure inouïe des défenseurs ukrainiens, qui ont réussi à repousser les envahisseurs à une trentaine de kilomètres seulement de la capitale.
La route du retour se fait sans encombre et nous arrivons vers 15h à la frontière. Les humanitaires peuvent utiliser une file prioritaire, ce qui nous permet de dépasser une rangée de véhicules de près d’un kilomètre qui attend pour passer en Pologne. La procédure est plus longue dans ce sens, entrée dans l’espace Schengen oblige : les douaniers nous font ouvrir nos sacs, le capot, l’arrière du fourgon pour vérifier que nous ne transportons rien d’illégal. « Avez-vous des armes ? », me demande un garde-frontière. J’ai failli lui répondre, pour la blague, « non, nous les avons livrées à Kyiv », mais je me suis retenu. On ne plaisante pas avec ça.